Comprendre les «crises» par des sciences en «crise» ?
En 1996, un historien spécialiste de la période contemporaine, Gérard Noiriel, publia l’ouvrage Sur la « crise » de l’histoire qui eut un véritable écho non seulement dans la sphère scientifique de sa communauté disciplinaire mais aussi au sein du grand public. Le livre présente une synthèse problématisée du sinueux parcours de la science historique. Il met alors en valeur des rebondissements liés à des débats nouveaux et à l’introduction d’une nouvelle génération ainsi que des contacts et des ruptures qui s’exercèrent avec les autres sciences sociales. Il est vrai que cet ouvrage permet d’observer une construction complexe de l’histoire en prenant en compte ses acteurs, ses sciences sœurs et son contexte, tout en s’inscrivant dans une structure d’analyse connue – le schéma des « révolutions scientifiques » théorisé par Thomas Samuel Kuhn en 1962.
Cependant, je ne désire pas ici tergiverser sur l’ensemble de cette recherche mais plutôt sur un terme central dans son titre – et assez peu évoqué dans son contenu – à savoir celui de « crise ». Il serait bien entendu plaisant de discuter de cette forme de dramatisation de la science historique dont on peut retrouver aisément des traces dans nos débats médiatiques actuels. Ceci dit, il convient de noter une certaine persistance de l’idée de crise dans la communauté historienne. Dans un de ses récents travaux, Croire en l’histoire, François Hartog développait une théorie selon laquelle la science historique serait quelque peu chamboulée car vivant une forme de réadaptation concernant son rapport au temps. Elle ne serait plus la science du passé qui éclaire le futur de sa lecture des sources – comme on pouvait la retrouver dans les ouvrages de Plutarque – mais plutôt la science du temps présent. À la fois actrice de ce temps présent qu’elle tente d’appréhender par le prisme du passé, et réceptacle de sa temporalité, elle est à cheval entre le maintenant et l’auparavant. Par ce paradigme plus que judicieux une potentielle « crise » de l’histoire semble apparaître: dans quelle mesure peut-on prétendre comprendre un temps enclin à l’incertitude et à l’éclatement?
Cette vision d’une interpénétration constante des régimes d’historicité n’est pas nouvelle bien qu’elle fût théorisée concrètement par François Hartog. Déjà Paul Ricoeur montrait dans ses travaux une porosité des temps qui s’entremêlaient de manière continue dans les moments du présent. Il est possible aussi de citer les réflexions philosophiques de Friedrich Nietzsche qui découpait différents registres de l’histoire avec une distinction entre l’histoire « monumentale », l’histoire « antiquaire » et l’histoire « critique; ». En guise d’illustration, une question: comment peut-on expliquer la présence perçue comme nécessaire et obligatoire de l’apprentissage des citoyennetés grecques et romaines dans les programmes scolaires actuels? Bien des réponses pourraient être apportées, mais il s’agit surtout de comprendre la construction d’un élément présent et jugé comme central – ici la citoyenneté –, en s’appuyant sur des références appartenant au passé, même si en effectuant cela elles ne sont plus des références du passé mais des référentiels du présent réinvestis au quotidien.
Pour en revenir à notre notion de » crise » plusieurs éléments sont assez révélateurs de cette confrontation de la science historique à son présent. On pourrait ici faire une énumération des différents colloques ou prises de paroles d’historiens ou d’historiennes remettant en question l’idéale objectivité pensée comme innée à leur profession en avançant des faits personnels ou contextuels qui influencent directement ou indirectement leurs travaux. De même, on pourrait évaluer une augmentation de l’engagement des historiens et historiennes mais cela doit être nuancé puisque déjà Marc Bloch effectue cela en 1943 dans Pourquoi je suis républicain. Cette publication fait également écho à son ouvrage publié en 1946, L’Étrange défaite, au sein duquel l’historien met ses compétences intellectuelles au service d’une analyse du temps présent.Pour en revenir à l’engagement de la discipline historique, l’indice le plus probant à mon goût est sans aucun doute une réflexion de Patrick Boucheron en 2010, dans Faire profession d’historien, où il théorise un état de crise de la sphère historienne à cause d’une politisation et d’une académisation de plus en plus aiguës de cette science. Face à cela, il préconise une riposte unie autour d’un nouvel argumentaire fondé sur un idéal de transmission.
Vous l’aurez compris, c’est dans ce cadre tumultueux, marécageux mais florissant, voire merveilleux, que notre action scientifique s’insère. Pour reprendre une expression de Romain Bertrand nous désirons effectuer des » recherches à parts égales « . Dans un temps présent où l’incertitude et l’éclatement sont reine et roi, les recherches en Sciences Humaines et Sociales ne peuvent plus se cantonner à leurs champs disciplinaires respectifs. En effet, une spécialisation de plus en plus forte et cloisonnée de ces recherches s’observent actuellement, du moins à notre échelle, infiniment petite je vous l’accorde. Il est vrai que des espaces de dialogue sont créés entre spécialistes de tel et tel sujet puisque ceux-ci arrivent généralement à trouver des zones d’ententes et d’échanges, grandes héritières de l’apport réflexif du courant des Annales. Ceci dit, il ne faut pas confondre spécialisation et surspécialisation. L’un reconnaît la maîtrise d’un individu sur un champ d’étude particulier, tandis que l’autre désigne une situation de spécialisation excessive avec peu de champ d’ouverture. La frontière entre ces deux termes est maigre mais semble pourtant timidement s’ouvrir.
Dès lors, offrir une vision voulue comme globale devient très difficile. C’est pourtant ce que propose ce magazine qui permet à des disciplines usant de méthodes scientifiques différentes de dialoguer sur des enjeux actuels. En partant de cela, quoi de mieux que de porter une réflexion commune sur les » crises » avec des sciences considérées comme étant en » crise » ? N’est-il pas pertinent de créer de nouveaux espaces pour des dialogues interdisciplinaires où historiens et historiennes pourraient développer de manière conjointe et équitable des recherches avec des sociologues, des psychologues, des géographes, des juristes et bien d’autres encore ? Par ce prisme, l’éclatement des champs d’étude n’est pas réducteur car il permet de faire correspondre des notions et des enjeux transversaux faisant partie d’une temporalité commune. L’éclatement n’est réducteur seulement s’il a pour vocation de chercher la surspécialisation, au sens d’un cantonnement de spécialistes autour de théories non abordables par les autres sciences sociales ou le grand public. Utopiste ? Je dirai plutôt nécessaire.
Lectrices, lecteurs, je vous souhaite un agréable voyage au cœur d’une réflexion interdisciplinaire proposée par des individus aux parcours multiples. J’espère que grâce à cette lecture vous pourrez envisager sous divers angles les évènements de nos moments présents en usant de références variées.
Si ce numéro est publié en janvier, les articles ont été rédigés, corrigés et préparés tout au long du second semestre de 2021. La direction de publication ainsi que la direction de rédaction présentent par avance leurs excuses si des événements actuellement en évolution apparaissent alors comme mal traités.