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L’illégalité d’un échange : addition de facteurs exogènes ?

Écrit par Arsène Ollivier

Par Arsène Ollivier et Mélissa Herbreteau, pôle Droit-Géographie.

Le 21 mai 2022, l’ancien trimaran Pierre Ier est attaqué par des pirates au Sud-Ouest de la péninsule Arabique. Bien que les assaillants étaient lourdement armés, l’événement n’a fait aucun mort, ni même aucun blessé. Si cet événement peut éveiller notre intérêt, c’est parce que le « pirate » est une figure stéréotypée du « hors-la-loi », enveloppé de mythes et d’idées reçues. Il est celui qui pille les richesses des autres et qui interfère dans les échanges légaux. En d’autres termes, il est perçu comme celui qui bafoue les « règles légales » de l’échange, ainsi que les conceptions morales et éthiques associées à un idéal économique.

Ce fait d’actualité permet de s’interroger sur la légalité d’un échange et ses fondements. Chaque loi est justifiée par un ou plusieurs éléments en réponse à une situation particulière. La répression dont le pirate fait l’objet se justifie donc par différents facteurs. L’étude des échanges par le droit permettra de comprendre pourquoi le pirate est aujourd’hui une représentation de l’illégalité, loin du champ et de la rigueur juridique.

Le rôle des valeurs morales dans la régulation des échanges

Il s’agit d’un sujet profondément juridique. À savoir, comment les échanges sont-ils traités par le droit ? Derrière cette question, il est surtout intéressant de comprendre les raisons influençant l’adoption de tel ou tel cadre juridique pour un échange donné, c’est-à-dire pourquoi il est interdit, ou non. L’essence de la matière juridique est multiple (facteurs historiques, sociologiques, psychologiques, etc.). Cependant, l’influence des valeurs morales et des « bonnes mœurs » est très importante, parfois même supérieure à ces autres facteurs. Le droit étant influencé par celles-ci, la légalité des échanges le sont aussi.

Dès lors, il est possible d’émettre une hypothèse en s’appuyant sur le principe d’une réciprocité systémique : « le droit permet d’appliquer un ensemble de valeurs sur un échange ». Néanmoins, cet ensemble est malléable et des éléments peuvent le modifier. L’un de ces éléments est le contexte, et ont alors une incidence sur les valeurs morales mises en avant par une société à une période donnée. La légalité d’un échange est donc sujette à évolution, son statut n’est pratiquement jamais figé.

Ainsi, le contexte politique et socio-culturel d’une société influence ses normes morales et, intrinsèquement, son cadre juridique. En guise d’exemple, le travail des enfants permet d’illustrer cela. Pour reprendre la définition donnée par l’article 1702 du Code civil, l’enfant travaille en échange d’un salaire grâce à un contrat. Ce dernier permet de donner une valeur et une existence juridiques au travail de l’enfant, entraînant des règles et principes propres au contrat. Il permet aussi d’exclure certaines formes d’esclavage dans lesquelles l’effort de l’enfant ne trouve aucune contrepartie. Une grande partie des textes juridiques actuels viennent interdire cette situation. Qu’ils soient nationaux (art. L. 4153-1 à L. 4153-9, Code du travail) ou internationaux (Conventions n°138 et 182 de l’OIT et Convention internationale des droits de l’enfant), des limites fortes sont imposées aux employeurs. Des interdictions récentes alors que la pratique est très ancienne.

Quant aux raisons qui ont conduit l’État français à mettre fin au travail des enfants, elles sont moins humanitaires qu’on pourrait le penser. Des médecins ont participé à la prise de conscience des conséquences néfastes du travail sur les enfants. Certains industriels ont aussi souhaité une réglementation sur la pratique, mais pour des motifs bien différents. Jean-Jacques Bourcart, jeune industriel de la première moitié du XIXe siècle, « affirmait à Mulhouse que le principal intérêt qu’on retirerait d’une loi réglementant le travail industriel “serait la santé des enfants et de tous les ouvriers de fabrique, ainsi que leur plus grand développement moral. Le maître aurait des ouvriers robustes et au choix : il aurait des ouvriers plus intelligents et plus faciles à guider. La France trouverait, au besoin, parmi eux, des hommes défenseurs de la Patrie” » (Bourdelais, 2005). Les arguments en faveur d’une réglementation du travail des enfants sont différents, même s’ils ne sont pas en contradiction avec ceux des médecins, des ouvriers en meilleure santé et instruits ont une meilleure productivité sur le long terme. La notion de la défense de la patrie était elle aussi impliquée dans les mentalités lors de la législation concernant l’exploitation des enfants. Effectivement, les conséquences du travail sur le corps de ces jeunes travailleurs les empêchaient de faire de « bons soldats » et de fait « au cours des années 1819-1826, dans la moitié des départements français, la proportion des exemptés dépassait 40% des jeunes de chaque classe d’âge » (Ibid.).

Avant le XIXe siècle, la société ne considérait pas que le travail des enfants était immoral. Cependant, les phénomènes d’industrialisation de cette période ont soulevé des problématiques importantes, la sensibilité morale évolue. Les valeurs ayant amené des politiques à réformer le travail des enfants hier sont pourtant différentes de celles permettant de l’interdire aujourd’hui. Si cette influence du contexte sur l’illégalité des échanges existe, elle doit aussi être nuancée. Le temps n’est pas le seul élément qui puisse modeler les valeurs, et donc les échanges.

Malgré l’homogénéisation des normes avec le processus de mondialisation, chaque société résulte d’une histoire plus ou moins ancienne, de différents évènements ayant conduit à sa situation actuelle. À ce titre, chacune possède ses propres spécificités, qu’elles soient culturelles, économiques, juridiques, etc. Ces spécificités ont un rôle non négligeable dans la manière de concevoir et de pratiquer les échanges. Si un échange est autorisé dans un État, il peut être interdit dans un autre. La vente de cannabis constitue un bon exemple pour illustrer cela. Cette substance fait l’objet de vifs débats en lien avec sa légalisation à des fins récréatives (l’usage médicinal ne sera pas traité dans cet article). Pour illustrer cette variation spatiale du caractère légal d’un même échange, trois exemples seront mobilisés : la France, l’Uruguay et les États-Unis grâce aux propos de Renaud Colson, juriste, maître de conférences à Nantes-Université et membre du laboratoire Droit et changement social.

La lecture de l’article de Pointeau-Lagadec (2016) permet de comprendre l’évolution de la prohibition de ces échanges en France au cours du temps, et ce, pour des raisons variables (morales, géopolitiques, sanitaires). Ainsi, le cannabis est aujourd’hui considéré comme une drogue addictive aux conséquences médicales plus ou moins importantes selon sa consommation. A cela s’ajoute le fait qu’elle peut être considérée avec une connotation péjorative dans certains discours, politiques ou médiatiques, ce qui permet entre autres d’expliquer qu’elle soit moralement répréhensible.

Néanmoins, cette législation répressive n’empêche pas les échanges de cannabis qui se font dans un cadre informel et discret dans des lieux parfois en marge que Brunet (1998) pourrait qualifier d’« antimonde ». Le risque de sanction limite tout de même ces échanges, une partie de la population étant dissuadée d’y prendre part. Étant illégaux, ces échanges font l’objet d’un contrôle restreint de la part des autorités publiques, laissant ainsi une liberté relative aux vendeurs (tant sur la qualité, les quantités et le prix notamment).

En Uruguay, les échanges de cannabis à des fins récréatives ont été rendus légaux en 2013 par le chef d’État Pepe Mujica « au nom de la réduction des risques sanitaires et de la lutte contre le narcotrafic » (Colson, 2021). À ce titre, ces échanges sont soumis à une stricte réglementation présentant trois conditions : la vente en pharmacie selon les prix du gouvernement, l’auto-culture individuelle ou l’adhésion à un cannabis club, le tout en limitant à la fois les quantités ainsi que les teneurs en THC (tétrahydrocannabinol).

Bien que des échanges informels et illégaux persistent toujours, les effets de cette légalisation ne semblent pas avoir de conséquences réellement néfastes dans le pays du moins en ce qui concerne une hausse potentielle de la consommation. En effet, « les écueils de la commercialisation à outrance ont en revanche été jusqu’à maintenant évités et il n’a été décelé d’augmentation significative de la consommation depuis la législation. » (Colson, 2021). Aussi cela permettrait aussi à l’État d’avoir une meilleure connaissance de cette pratique sur son territoire (Ibid).

Enfin, le début des années 2010 marque l’amorce de la légalisation du cannabis à des fins récréatives aux États-Unis, dans les États qui le souhaitent. Chaque État choisit de rendre cet échange légal ou non, et en fixe par la suite les limites, les règles à respecter. Selon R. Colson, « la réglementation se donne pour objectif de protéger les mineurs, réduire la criminalité et, parfois, promouvoir la justice sociale tout en garantissant de substantielles recettes fiscales ». La loi présente ainsi plusieurs justifications avancées pour la législation de cet échange qui sont également les objectifs voulus par l’État fédéral.

Finalement, cet exemple montre qu’un même échange – celui du cannabis – peut être encadré de manière très différente d’un espace à un autre, et que cet encadrement donne lieu à des situations et des conséquences différentes. Chacun des pays analysés précédemment affiche des arguments divers en faveur ou contre cette légalisation aidant à lutter contre des échanges initialement illégaux. De manière générale, le caractère illégal d’un échange varie selon les espaces et le contexte, et de multiples facteurs sont à prendre en compte (contexte social, croyances, mondialisation, les discours, etc.). Tout cela influe sur les manières de concevoir les échanges commerciaux, sociaux, culturels ou autres, ce qui modifie intrinsèquement le quotidien.

Les exemples présentés pour dépeindre l’influence de la morale sur l’illégalité des échanges ont d’ores et déjà fait apparaître d’autres facteurs, plus concrets, susceptibles, eux aussi, d’affecter ces mêmes échanges. Par souci de concision, seuls deux de ces facteurs seront exposés, mais cela n’est en rien exhaustif.

Des facteurs hétéroclites, tout aussi influents

L’aspect économique, déjà rencontré précédemment, influe aussi sur la légalité d’un échange. La plupart des sociétés actuelles s’inscrivent dans un système capitaliste qui accorde une grande importance aux profits économiques. Pour reprendre l’exemple de la légalisation du cannabis aux États-Unis, si les valeurs morales ont joué un rôle, l’aspect économique a aussi fortement joué. En effet, « le marché états-unien du cannabis légal (médical et récréatif) est estimé en 2020, à 15 milliards de dollars. Il fait travailler près de 250 000 personnes à temps plein » (Colson, 2021) et est désormais coté en bourse à New-York et Toronto. Il est clair que les intérêts économiques engendrés favorisent la légalisation de ces échanges même si les valeurs mises en avant pour leur promotion sont davantage morales et sociales. Ainsi, bien que certaines lois voient le jour pour des raisons morales, le réel intérêt pourrait-il être d’ordre économique ? Cela revient à interroger la place occupée par les problèmes sociétaux ainsi que leurs résolutions, tout en nuançant l’importance de la morale au profit des intérêts économiques.

Autre élément qui influence la légalité des échanges : les circonstances exceptionnelles. Les événements récents en Ukraine illustrent cette idée. Les Ukrainiens ont, à de multiples reprises, été contraints de rester chez eux dans l’objectif d’éviter les bombardements russes. Un couvre-feu a été imposé dans certaines villes, limitant les échanges de la population, qu’ils soient commerciaux, professionnels, sociaux, etc. Ainsi, l’interdiction d’une partie des échanges résulte ici du contexte de guerre. En effet, des mesures exceptionnelles sont mises en place pour répondre à un événement. Dans un autre contexte, le couvre-feu imposé par le gouvernement français lors de la pandémie de Covid-19 en 2020 a lui aussi restreint les échanges sur des créneaux variables selon l’évolution de la pandémie. Autrement dit, certains échanges, notamment sociaux, sont ainsi devenus illégaux, une partie de la journée seulement, afin de limiter la propagation du virus.

Une nouvelle fois, des circonstances exceptionnelles sont venues limiter les échanges. En réponse à l’enjeu sanitaire, le gouvernement français a décidé de donner la priorité à la santé au détriment des libertés pouvant être considérées comme fondamentales. Que cette décision soit justifiée ou non, elle relève d’un choix moral. Il a été estimé que, face à cette situation exceptionnelle, il serait moralement acceptable, voire nécessaire, de restreindre nos échanges de façon temporaire pour sortir de cette conjoncture. Le droit est ensuite venu donner une traduction concrète au choix opéré par les dirigeants.

Finalement, il existe une multitude de circonstances pouvant réduire ou encourager des échanges afin de répondre à un enjeu temporaire et imminent. Cela amène à s’interroger sur le facteur dominant dans l’encadrement des échanges – facteur variant selon la situation.

Pour se rapporter au concept d’échange, une chose est remarquable quant à la relation tissée avec le droit. Les échanges sont soumis à des règles juridiques fondées sur divers arguments (économiques, moraux, sociaux, etc.). Il est néanmoins intéressant de remarquer qu’ils ont aussi une certaine indépendance. La légalité ou, au contraire, l’illégalité d’un échange ne l’empêche pas d’exister. C’est le cas de la vente de cannabis qui, bien qu’interdite, représente pourtant un marché important sur le territoire français et, plus largement, dans le monde. La relation qui se crée entre la notion d’échange et celle de légalité n’est donc pas celle d’une interdépendance. Si le droit a besoin d’un support pour s’appliquer – ici il s’agit d’un échange – l’inverse n’est pas vrai. L’échange, quel qu’il soit, existe indépendamment des règles juridiques qui viennent l’encadrer ou l’interdire.

L’échange apparaît alors comme un phénomène fondamentalement lié à l’humain. Il se crée indépendamment des valeurs morales. Il préexiste au droit qui peut alors apparaître comme un outil servant à appliquer les sensibilités morales d’une société à une époque donnée. C’est ce qui fait qu’un échange est immoral ou non, autorisé ou prohibé. Si le pirate est aujourd’hui condamné, c’est parce que la société contemporaine donne un caractère immoral à son comportement, et non l’inverse.

Encart : Définition des termes

– Échange : Selon l’article 1702 du Code civil, un échange se définit comme « un contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour un autre ». Si de prime abord le terme renvoie davantage au cadre économique, il peut être appréhendé comme une notion large et utilisée dans de nombreux champs (sociaux, intellectuels, culturels, matériels, etc.). À diverses échelles, l’échange permet de créer des liens, une intégration à un espace plus vaste, voire un développement humain, économique ou encore technologique. Ainsi, si la notion trouve peu de définitions géographiques, elle semble tout de même moins restreinte que la définition juridique.

– Légalité : Dans Vocabulaire juridique, Gérard Cornu définit de nombreux termes juridiques de façon claire, précise et accessible pour tout profane de la matière. La légalité y est définie comme étant « le caractère de ce qui est conforme à la loi (au sens formel), plus largement au droit écrit, parfois même au droit positif dans son ensemble  ».

Pour aller plus loin….

Code civil, édition 2022.

COLSON, R., (2021). « La légalisation du cannabis à l’étranger », Alternatives Non violentes, n°201 (p. 18-20).

POINTEAU-LAGADEC, E., (2016). « L’action publique française en matière d’usage de cannabis les fondements historiques d’un échec », Hypothèses, Éditions de la Sorbonne (p. 121-132).

BOURDELAIS, P., (2005). « L’intolérable du travail des enfants » in P. Bourdelais et D. Fassin. Les constructions de l’intolérable (p. 91-109). Paris : La Découverte.

CORNU, G. (2022). Vocabulaire juridique. 14ème édition. Paris : PUF.