Le 23 juillet 2021, une messe pour le trentième anniversaire du débarquement de la Vlora, navire commercial arrivé de Durrës (Albanie) le 8 août 1991 et comptant environ 20 000 Albanais à son bord, était célébrée dans la Basilique Saint-Nicolas à Bari (Italie).
Antonio Decaro, maire de la ville, revenait à cette occasion sur ce débarquement historique. Pour ce dernier, » l’approdo della Nave Vlora, all’indomani della caduta del muro di Berlino, aprì una breccia nelle nostre coscienze e dell’Italia intera. (…). La Vlora cambiò per sempre la storia di Bari aprendola al mondo, e dell’Europa intera, rappresentando il primo esodo migratorio di massa nel Mediterraneo « . ( » Le débarquement de la Vlora, au lendemain de la chute du mur de Berlin, a ouvert une brèche dans nos consciences et dans toute l’Italie. La Vlora a changé pour toujours l’histoire de Bari, ouvrant la ville sur le monde, et de l’Europe entière, en représentant le premier exode migratoire de masse en Méditerranée « , » Bari celebra il trentennale dello sbarco della Vlora « , La Repubblica, 22 juillet 2021). Si aujourd’hui les médias italiens sont nombreux à participer au devoir de mémoire en relayant les évènements survenus à Bari en août 1991, quels ont été leur rôle et leur impact à l’époque des faits ? Peut-on établir une relation entre conscience collective d’un phénomène nouveau d’importance et médiatisation de ce phénomène ? Comment une » crise » peut-elle être appréhendée puis évoluer à travers l’écrit ?
Dans les années 1970, l’Italie opère sa transition d’un pays d’émigration à un pays d’immigration. À partir des années 1990, le phénomène prend de l’ampleur au moment où plusieurs vagues de réfugiés albanais touchent les côtes du sud de l’Italie. L’immigration en Italie n’est alors pas encore considérée comme un phénomène politique, social et économique d’importance. Les trois vagues d’immigration albanaise des années 1990-1991 (juillet 1990, mars et août 1991) semblent avoir contribué à la naissance d’une première opinion publique sur l’immigration. Quel a alors été le rôle des médias dans la construction de cette opinion publique ?
Lors du premier exode albanais de juillet 1990, l’État ne réagit pas et laisse la population s’organiser et accueillir les milliers de réfugiés qui fuient le régime communiste de leur pays d’origine. La journée du 13 juillet 1990 semble avoir marqué les mentalités collectives. Un article de La Stampa daté du 10 juillet 1990 rapporte le déroulement » dello storico sbarco a Brindisi » (débarquement historique – en termes numériques – à Brindisi, dans les Pouilles). Les réfugiés qui débarquent au port de Brindisi refusent de donner leurs noms aux journalistes par peur de représailles à l’encontre de leurs familles restées en Albanie. Ils racontent toutefois leurs souffrances ainsi que les raisons qui les ont poussés à fuir leur pays, mais aussi le soulagement d’avoir finalement atteint » l’eldorado italien » (La Stampa, 6 février 1990). Leurs récits semblent provoquer une profonde empathie, largement relayée par les médias. La réaction de la population italienne envers cet exode semble néanmoins devenir rapidement hésitante. L’arrivée en masse de ces boat people (terme anglais signifiant réfugié) est un choc pour l’opinion publique, transforme la perception du phénomène migratoire et place ce dernier au centre du débat public, qui semble être animé par les médias eux-mêmes. Le 4 août 1990, est évoqué pour la première fois dans La Stampa le flou normatif existant autour de la question migratoire, en particulier en ce qui concerne le statut des immigrés. Les médias exposent des problématiques auxquelles le gouvernement ne semble pas encore être en mesure d’apporter des solutions. Le dépouillement des articles publiés par La Stampa et par La Repubblica sur les Albanais entre janvier et juillet 1990 met en lumière la souffrance albanaise et l’extrême dureté du périple des immigrés jusqu’en Italie, dans un premier temps. Puis vient la question de la durée de leur » séjour « . Une installation durable n’est jamais envisagée. Encore une fois, les médias soulèvent ainsi un problème crucial, parmi les nombreux points essentiels à prendre en compte dans le processus de développement d’une opinion publique. À partir d’août 1990, les italiens commencent à percevoir l’ampleur du phénomène, même si les albanais semblent, quant à eux, encore bénéficier d’une » publicité positive » dans les médias, et notamment dans la presse.
Si cet accueil favorable est renouvelé lors de la deuxième vague de mars 1991, des tensions de plus en plus marquées semblent néanmoins émerger. Ils étaient quelques milliers en juillet 1990, mais 20 000 migrants seraient arrivés entre le 7 et le 10 mars 1991 selon les autorités italiennes (16e point du » Rapport sur l’exode de ressortissants albanais » de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, daté du 27 janvier 1992). À partir de mars, le lexique utilisé dans la presse pour décrire les évènements évolue et s’accompagne de l’utilisation de mots très forts, parfois même apocalyptiques, pour dépeindre une situation que l’on ne contrôle plus : » aliens « , » État assassin « , » enfer dantesque « , » désespoir « , » fléau à bord de vaisseaux spatiaux semblant provenir d’un cataclysme lunaire « , etc. On observe ainsi un changement, certes progressif, mais certain, dans le discours des médias. Si les boat people sont alors encore perçus comme » l’emblème de l’ultime mur qui s’effondre » (La Stampa, 9 mars 1991, 2), l’exaspération croît, mise en exergue dans les médias. On alterne à l’écrit entre une mise en lumière de la souffrance des immigrés albanais et des tensions causées par leur arrivée. Alors que le discours dans les médias se scinde en deux, l’opinion publique se divise elle aussi : la troisième vague, en août 1991, marque ainsi un véritable tournant symbolisé par l’arrivée d’environ 20 000 albanais à bord de la Vlora le 8 août 1991.
À partir de 1991, les réfugiés albanais ne bénéficient plus du statut de » réfugiés politiques « , ni de l’empathie que ce dernier générait. L’immigration albanaise, désormais considérée comme purement économique, nourrit une exaspération croissante depuis mars 1991, au sein de la population italienne. Les Albanais ne sont plus considérés par les médias comme des » Adriatic brothers » (Zinn Dorothy Louise, 1996, » Adriatic Brethren or Black Sheep ? Migration in Italy and the Albanian crisis « , 1991) qui fuient avec courage le despotisme communiste de leur pays, comme c’était le cas précédemment, et commencent à être décrits dans la presse comme des criminels. À partir d’août 1991, ils se trouvent confrontés à une animosité croissante, devenant ainsi l’une des populations immigrées les plus stigmatisées en Italie. L’influence des médias sur la perception de l’immigration se vérifie tout au long de la décennie 1990. Pour Franco Pittau, » en Italie (…), contrairement au début des années 1991, on assiste à une grande froideur à l’encontre des nouveaux arrivants et, selon les chercheurs, l’action des médias n’y fut pas étrangère, ces derniers associant quotidiennement les immigrés albanais à une série d’actes criminels (…), au point de faire de la collectivité albanaise celle la moins appréciée » (Traduit de l’italien. Devole Rando, Pittau Franco, Ricci Antonio, Urso Giuliana, 2008, Gli albanesi in Italia. Conseguenze economiche e sociali dell’immigrazione).
Les médias ont rendu particulièrement visible l’exode albanais de 1990-1991, diffusant également des images parfois choquantes. Cette implication médiatique semble avoir non seulement joué un rôle prédominant dans l’émergence d’une opinion majoritaire et négative sur les migrants, mais a également forcé l’État à sortir de sa léthargie. Patrizia Resta décrit » une sorte d’état d’alerte permanent auquel ont contribué les médias, en participant à la construction de l’image déformée que l’opinion publique s’est donnée de tous les immigrés, certes, mais qui a engendré un climat de tension notamment à l’encontre des Albanais » (RESTA Patrizia, » Albanais et Italiens 25 ans après le débarquement de 1991 « , Migrations société, n°158, 2015/2, pages 109-124).
Cet impact des médias sur la perception du phénomène migratoire peut-il aller jusqu’à influencer les politiques européennes en matière d’immigration ? Nous avons pu observer à partir des années 1990 une influence toujours croissante des partis ouvertement anti-immigration dans divers pays européens (pensons notamment à l’ascension rapide de la Ligue du Nord italienne). Doit-on s’inquiéter d’une évolution similaire dans le contexte actuel de la crise politique afghane, à quelques mois des prochaines élections françaises ?