Le « chez-soi » est un abri, un foyer que l’on rejoint pour se réchauffer devant sa flamme du froid du dehors. Mais le confinement nous a montré qu’il peut aussi nous apparaître comme une contrainte brûlante, comme un empêchement. Quel mouvement s’opère dans un tel bouleversement, capable de transformer notre refuge en prison ? Depuis quelques mois, on ne pense plus le chez-soi comme on le faisait auparavant. Autrefois le chez-soi était plus qu’une habitation, il était notre refuge. Étymologiquement le chez-soi est l’endroit d’un repos, d’une fuite, et d’une flamme : il est la pause qui scinde l’activité journalière, l’échappée des espaces étrangers, l’endroit où l’on se réchauffe du froid extérieur. Il est à la fois nid, cocon et feu. Trois effets qui renvoient – comme Bachelard l’avait imagé – à la perte mélancolique du repos originel dans le ventre maternel. Il ne faut donc pas – critique par ailleurs fortement développée par Heidegger à travers son étude du concept habiter – se limiter à la dimension physique du chez-soi, qui réduit cet espace à quatre murs surplombés d’un toit, à sa fonction de logement (voir la distinction anglaise ‘home’/‘house’). Car il y a bien aussi un composant identitaire dans cette notion, composant qui brille dans le pronom « soi » du chez-soi. C’est une réflexivité de notre être qui s’incarne dans cet espace et qui se dévoile dans cette expression. On construit notre chez-nous, tout en nous construisant en lui. On habite notre chez-nous ; et l’on s’y retrouve tel que l’on se retrouve en face d’un miroir. Ce retour journalier chez-soi fait donc partie de ce mouvement perpétuel d’autrui à soi, mouvement en deux temps qui compose notre construction identitaire.
Puis, il y a eu le confinement ; et avec lui le bouleversement. La maison est devenue une contrainte ; la fuite, impossible ; le refuge, une prison. Enfermés par le toit qui à l’origine nous protégeait, le renversement s’est produit, lent et ferme. Là où l’on avait d’abord vu une parenthèse oisive de détente et d’auto-exploration – à la cuisine, dans les lectures, etc. – faute d’avoir pris d’habitude de s’occuper tout seul et d’être maître de notre temps nous nous sommes trouvés face au miroir. L’auto-exploration est devenue un dévoilement imposé. C’est ce qu’a été le confinement : un temps mort, immobilisé, flottant, pendant lequel, à cause de (ou grâce à) l’ennui, nous avons dû regarder vers le dedans, faute de quoi que ce soit à regarder dehors. Autrui évanouit, notre mouvement reste boiteux, coincé dans le soi ; emprisonné dans le chez-soi.
À la fin de l’été, j’ai croisé une connaissance dans les rues de Nantes. Elle regardait vacillante et inquiète autour d’elle. « Je ne sors plus », m’a-t-elle confessé, « J’ai peur ». Les médias se sont largement référés à cet effet, qu’on a appelé le « Syndrome de la cabane », d’origine nord-américain (‘cabin fever’), et qui au XIXe siècle faisait référence aux montagnards qui passaient les longues saisons d’hiver isolés à cause de la neige. C’est la loi de l’inertie : un corps immobile le restera tant qu’une autre force ne le remettra pas en mouvement. De tant d’inaction, on oublie l’interaction. On voit notre « puissance d’agir » – concept spinoziste dont la croissance (ou décroissance) est notre cause de joie (ou de tristesse) – minimisée par l’habitude de passivité que l’on a contractée. Car exister c’est se manifester, se montrer – au sens étymologique. Et qu’a été d’autre le confinement, pour la plupart des confinés, que l’oubli de soi dans l’apathie, l’action amortie dans le vide des heures exsangues ? Au déconfinement physique doit suivre un déconfinement psychologique, un réapprentissage de la volonté à se manifester, à agir, qui nous arrache de notre impuissance.
Le confinement nous a peut-être montré que pour que le chez-soi soit un refuge, nous avons besoin de quelque chose de quoi s’enfuir ; que pour qu’il soit une flamme, nous devons d’abord avoir senti le froid. Faut-il penser que le soi dépend donc strictement d’autrui ?