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Échanger autour de la mémoire : Rencontre avec Lili Leignel, rescapée des camps nazis

Écrit par Éline Le Cléac'h

Par Eline Le Cléac’h, Pôle Histoire, Histoire de l’Art et Archéologie.

Le 5 mai 2022, Lili Leignel – rescapée des camps nazis – s’est rendue sur le campus de Nantes-Université afin de livrer son témoignage de l’expérience concentrationnaire dans le cadre d’une rencontre organisée par l’AFMD (Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation) de Loire-Atlantique.

En tant que future enseignante d’histoire, de géographie et d’enseignement moral et civique, en tant qu’historienne mais aussi en tant que citoyenne, j’ai souhaité y assister. J’ai également ressenti le besoin d’aborder ce sujet en tant que rédactrice pour l’Hu’Mag par le prisme de l’échange autour de la mémoire. Je vais ainsi tenter de vous livrer ici mon témoignage de cette expérience.

« Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopant, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transports, écrans, censures ou projections ». Pierre NORA (dir.), 1984, Les lieux de mémoire. Tome 1 : La République, Paris, Gallimard, p. 19.

Loin de moi l’idée de vous proposer un énième article sur le débat autour du « devoir de mémoire » et du « devoir d’histoire ». Je souhaite simplement rappeler que l’entrée de l’expression « devoir de mémoire » dans le dictionnaire Larousse est récente puisqu’elle date de 2003. Si la mémoire des « Morts pour la France » est commémorée dès 1919, on parle plutôt du « souvenir » dans un premier temps. Puis, dans les années 1950, des associations constatent une méconnaissance de la déportation chez les nouvelles générations et c’est au tournant des années 1970-1980 que la mémoire de la Shoah s’organise sous l’action d’activistes. Enfin, les années 1990 consacrent véritablement l’apparition du terme « devoir de mémoire » notamment vis-à-vis du procès Barbie en 1987 (LALIEU, Olivier, 2001, « L’invention du « devoir de mémoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n°69, p. 83-94). C’est un objet d’étude relativement jeune et régulièrement soumis à débats, notamment par rapport à son utilisation de plus en plus médiatique et institutionnelle. Il s’agira dans cet article de s’intéresser plus spécifiquement au témoignage, à la mémoire – en tant que capacité d’un individu ou d’un groupe humain de se souvenir de faits passés et se souvenir de lui-même. En soi, à une expression de la mémoire dénuée des aspects polémiques que peuvent revêtir ses atours. Il faut donc garder en tête que le terme « mémoire » a lui-même une connotation, se rapportant généralement au souvenir, au terrain de la morale et du jugement. Toutefois, l’objectif ici est de vous livrer un peu de mon vécu du témoignage de Lili Leignel et de comprendre en quoi celui-ci permet d’échanger autour de la mémoire.

Lili Leignel parle, pour sa part, de « travail de mémoire », en évoquant ses souvenirs et le récit qui en est sorti :

« C’était l’anniversaire de Maman »

« 25612 à connaître par cœur, en français et en allemand »

« Nous n’étions plus personne »

« C’est déjà un acte de résistance que de faire sa toilette »

« Nous ne jouions plus, nous n’étions plus des enfants »

« La nuit on entendait les cris des cauchemars, les toux des tuberculeux et les râles des mourants »

« Nous crevions de faim »

Ces mots résonnent fort dans l’amphithéâtre où les visages sont crispés, quelques-uns retiennent des larmes, d’autres semblent horrifiés quand d’autres encore restent passifs, peut-être pour se protéger. Lili Leignel, née Rosenberg-Keller, a 11 ans lorsqu’elle est arrêtée avec ses parents et ses deux jeunes frères, Robert et André, 9 ans et demi et 3 ans et demi, à leur domicile près de Lille. Très vite séparé du père, le reste de la famille est déporté au camp de Ravensbrück en 1943 puis à Bergen-Belsen en 1945.

Si le récit de Lili est parsemé de difficiles références au processus de déshumanisation, elle nous raconte ces moments de vie avec vivacité, mesure et honnêteté laissant de côté l’émotion qu’elle juge paralysante et difficile pour le narrateur autant que pour son public. Son témoignage me parle en tant qu’historienne et je bois ses paroles, véritables sources orales, afin d’en garder le plus possible en mémoire et sur le papier. Dans mon travail, je ne rencontre en effet jamais « en personne », puisque les individus que j’étudie sont tous morts depuis plus de deux siècles. Si je sélectionne inévitablement les extraits du récit de Lili pour les transformer en notes, je le fais inconsciemment et me rends compte, avec le recul, que mes notes reflètent les thèmes qui me parlent en tant qu’historienne, à savoir ce qui se rapporte à la santé, la famille et la vie quotidienne, etc. Le récit continue ainsi :

« Dès qu’une femme accouchait, les nazis plongeaient le nouveau-né dans un bac d’eau froide et poussaient le vice jusqu’à chronométrer l’acte »

« Bergen-Belsen, le camp de la mort lente »

« Odeur des corps brûlés à ciel ouvert que l’on sentait à des kilomètres »

« On souhaitait mourir. On se disait que la mort était préférable à cette vie de bête »

Ces mots très crus reflètent le quotidien qu’elle se remémore inlassablement lors des interventions qu’elle réalise dans les écoles, les collèges et lycées principalement. Elle nous explique sans jamais fléchir les comportements abjects qui tenaient place au sein des camps nazis et l’envie de mourir, pour elle et pour ses proches. Elle nous livre son interprétation de la survie de sa mère par la présence de ses enfants. Ces mots me touchent en tant que citoyenne et plus personnellement en tant qu’individu qui aurait pu subir le même sort. Mon masque d’historienne s’efface inévitablement pour laisser plus de place à l’émotion…

« Puis, un jour, les Anglais sont arrivés dans le camp »

Avec peut-être plus de surprise, et une méconnaissance certaine, Lili nous explique qu’il y a eu des milliers de morts après la Libération car les déportés dans les camps nazis se sont jetés sur la nourriture apportée par les Alliés. Ils sont morts d’avoir mangé trop et trop vite. Elle nous raconte également comment elle et les autres déportés sont rentrés en France, transitant par la Belgique, par les mêmes wagons à bestiaux par lesquels ils étaient arrivés dans les camps. À la Libération, Lili devait s’occuper de ses frères puisque sa mère avait contracté le typhus et allait être soignée par les Anglais. Ils sont donc rentrés seuls à Paris, ont passé un moment chez de la famille, puis sont partis pour le sanatorium d’Hendaye afin de reprendre des forces.

« Un jour Maman est arrivée »

« Nous n’attendions plus que Papa »

Lorsque la mère de Lili, Robert et André arrive au sanatorium, elle apparaît très affaiblie mais guérie. Lili nous apprend que son père, déporté à Buchenwald, faisait partie d’un groupe d’hommes juifs qui fut fusillé par les nazis quelques jours avant la libération du camp.

Ce témoignage est un véritable récit avec ses rebondissements, ses joies et ses peines. Bien que familière de l’histoire de la Shoah – par les enseignements que j’ai reçus, les musées et lieux de mémoire que j’ai pu visiter – assister à l’intervention de Lili a été un moment suspendu, hors du temps. Un de ces moments où le temps se met en pause et où, bouleversés, nous nous extirpons du présent pour plonger dans un passé qui nous apparaît beaucoup plus proche que nous le pensions. Devant nos yeux, nous avons la preuve vivante de cette proximité. Nous nous en approchons davantage lorsque Lili nous offre la possibilité de lui poser des questions. Les mêmes questionnements reviennent régulièrement et lorsque l’on cherche à savoir pourquoi échanger, témoigner, partager son récit, elle nous répond que c’est un combat qu’elle a débuté dans les années 1980 à l’apparition des négationnistes. Du haut de ses presque 90 ans, elle nous dévoile son secret pour tenir : « c’est vous, les jeunes. Je compte sur vous pour cela. Soyez vigilants et courageux ». Finalement, pour Lili, échanger autour de sa mémoire d’enfant, c’est son acte de résilience et c’est grâce à cela qu’elle survit au quotidien. En tout cela, l’importance du témoignage n’est plus à démontrer et en tant que future enseignante d’histoire, de géographie et d’enseignement moral et civique, la proximité avec une source vivante est une chance extraordinaire à saisir et à exploiter dans le cadre de l’enseignement. En effet, en tant qu’enseignant, nous nous efforçons de récupérer des bribes de sources sans trop avoir l’occasion d’étudier plus en détail un sujet avec une démarche historique rigoureuse avec nos élèves.

Pourtant, Antoine Prost disait dans ses Douze leçons sur l’histoire que « rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas ». Lili Leignel est parvenue à le faire en contextualisant son intervention, en lui donnant une ouverture et en échangeant avec son auditoire. Rencontrer Lili, c’est rencontrer l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus torturé et de plus beau, c’est en ce sens que l’échange semble crucial tout en gardant une dimension paradoxale.